Réminiscence I // Je t’écoute
J’ai le droit de voir papa mais que le mercredi après-midi.
Quelques fois, on va visiter un monsieur brun avec des lunettes et une blouse dans une sorte d’hôpital. Il me fait dessiner pendant qu’il pose des questions à mon papa. Une fois, le monsieur m’a demandé comment ça allait _sous-entendu comment j’allais. Je lui ai répondu, pragmatique : « J’aide papa quand il vérifie trop si la porte de la voiture est bien fermée, je ramasse avec lui les papiers par terre pour qu’il soit sûr qu’il n’ait rien perdu. Il progresse bien ! » Après son rendez-vous, on mange une glace accompagnée d’un Tropico bien frais à la cantine de l’hôpital et je discute avec des gens qui ressemblent à des enfants dans des corps d’adultes. Certains me font un peu peur mais en général, on rit énormément. Puis on va flâner dans la zone commerciale attenante sans rien toucher sauf si on achète l’objet. Sinon papa va perdre quelque chose et on devra chercher longtemps.
Quelques fois, on va visiter un monsieur brun avec des lunettes et une blouse dans une sorte d’hôpital. Il me fait dessiner pendant qu’il pose des questions à mon papa. Une fois, le monsieur m’a demandé comment ça allait _sous-entendu comment j’allais. Je lui ai répondu, pragmatique : « J’aide papa quand il vérifie trop si la porte de la voiture est bien fermée, je ramasse avec lui les papiers par terre pour qu’il soit sûr qu’il n’ait rien perdu. Il progresse bien ! » Après son rendez-vous, on mange une glace accompagnée d’un Tropico bien frais à la cantine de l’hôpital et je discute avec des gens qui ressemblent à des enfants dans des corps d’adultes. Certains me font un peu peur mais en général, on rit énormément. Puis on va flâner dans la zone commerciale attenante sans rien toucher sauf si on achète l’objet. Sinon papa va perdre quelque chose et on devra chercher longtemps.
D’autres fois on se promène dans un parc au bord de la rivière. On marche dans un silence si pesant qu’il écrase le chant des oiseaux et le bruit des ailes des canards qui s’ébrouent dans l’herbe en cancanant. Même quand il est heureux, comme il dit, et m’assure que la guérison est proche, papa a toujours le regard grave et perdu. Il me raconte ce qu’il ressent. Parfois il est très triste et se met à pleurer très fort. Je me sens démunie, je ne sais pas quoi dire, ni comment faire face. Mais aujourd’hui il est content. Il me décrit le nouvel appareil high-tech qu’il a acheté. Il parait qu’il lit des disques plus petits que mon mange-disque, et avec un laser ! Je suis très impressionnée. Son enthousiasme est contagieux. Mais il a des doutes tout de même. Il se demande s’il n’aurait pas dû prendre l’autre modèle qui avait l’option cassette ou le modèle version chaîne-hifi. Il m’énumère alors chaque point commun et chaque différence puis me demande mon avis. Malgré mes encouragements allant vers son premier choix d’achat, je sais qu’il retournera plusieurs fois au magasin pour voir, pour échanger ou peut-être acheter l’autre, le regretter, y retourner, l’échanger puis le racheter … Parce que finalement, même si mon papa est différent des autres papas, il a un point commun avec les adultes que je connais : il ne tient jamais ses promesses, mais lui, c’est à
cause de "son cerveau qui le commande". On termine l’après-midi à la terrasse du bar près des Halles avec notre Cacolac rituel.
cause de "son cerveau qui le commande". On termine l’après-midi à la terrasse du bar près des Halles avec notre Cacolac rituel.
Modern Blockhaus (2012-2017)
Modern Blockhaus est un projet autobiographique composé de textes et de 22 photographies arrangées en diptyques.
Tout a commencé en 2012. D’une ouverture malheureuse de boitier créant une fuite de lumière sur mon film. D’expérimentations avec du film périmé dans ma cuve de développement et l’obtention de résultats au grain accentué voire complétement « ratés » pour le technicien de laboratoire. De mon arrivée en périphérie urbaine de Montpellier où les constructions à l’architecture ahurissante poussaient comme des champignons.
En observant ces bâtiments depuis mes 1m58, je retrouvais un souvenir enfoui, lointain de la petite fille que j’étais, tentant, parfois en vain, de communiquer avec son père atteint de troubles obsessionnels compulsifs et qui voyait en elle sa seule confidente.
Pendant plusieurs années, j’ai traqué ces « blockhaus » au gré de mes déménagements. A Montpellier, Lyon et même Osaka. Je présente ces « blockhaus » accompagnés d’une série de photographies prises essentiellement à la Pointe Courte de Sète, un lieu inspirant à la fois nostalgie, simplicité et quiétude, comme ce jour où mon père m’a entendue. L’apparence granuleuse, voilée, la présence de fuites de lumière ou tout autre imperfection tendent à renforcer le souvenir qui revient, fugace, comme un flash, imparfait, modelé par les années d’enfouissement.
Réminiscence II // Tu m’entends
Je me souviens de ces vacances improvisées sur la côte, de ces nuitées dans le van aux rideaux à fleurs surannées, de nos petits déjeuners au lait concentré et, surtout, de ces longues promenades sur la plage au soleil couchant. Je ne parle pas, j’écoute ce long monologue et fais fis du vent cinglant, de l’ennui parfois. Quelque fois, ta main tremblante passe dans mes cheveux, tu pleures. Et moi, et moi … et moi ? Je me terre, je me mure dans mes pensées d’enfant. Aux aguets, il me semble que cette escapade s’étend sur des kilomètres. J’ai peur que nous n’arrivions pas à revenir sur nos pas, comme ce rêve qui hante mes nuits, où cette vague vient me chercher sur le perron pour ne plus jamais me reposer. J’ai peur, j’ai froid mais tu ne m’entends pas. Tu interromps le flot de tes paroles, les yeux dans le vide, puis reprends de plus belle. Je n’arrive plus à me concentrer, je ne t’écoute plus, je m’évade.
Soudain, il est là. Majestueux à mes yeux, de guingois pour le badaud. Sa carcasse de béton déchire la petite dune, tel un monstre marin qui émergerait du creux des océans. L’iceberg grisâtre parait s’enfoncer des centaines de mètres sous terre.
« Papa, c’est quoi ? Papa, on va voir dedans ? »
« C’est un blockhaus, il date de la seconde guerre mondiale […]. Rentre, mais fais attention où tu marches ! Attends-moi ! Ne va pas trop vite ! »
Je ne ressens plus la peur, ni le froid. Je plonge dans l’antre du géant de béton. Les yeux pétillants, je l’écoute me raconter l’histoire du mystérieux bâtiment enfoui, l’impression d’avoir découvert un trésor magique que seuls mon père et moi savons voir.
Il m’a entendue.